HARANGUE DU RECEVEUR

Très illustre grand maître
Très honorables confrères et consœurs
Très estimables maîtres ès dive bouteille
Très vénérables racleurs de fonds de cruches

NOUS SOMMES ENTRE NOUS ET NOUS POUVONS BIEN LE
dire ; nous aimons le vin, le bon vin ; nous raffolons de bonnes
bouteilles et ‚ambiance d’une aimable œnophilie nous ravit.

Nous l’affirmons franchement, en toute sérénité, envers et contre tous, malgré les cris haineux de certaines gens se targuant de données scientifiques ou statistiques, se glorifiant de défendre la santé et la sécurité publiques.

Nous aimons le bon vin et nous en sommes fiers, car, mes chers
Confrères, nous sommes, nous les buveurs de vin, les seuls à savoir
pourquoi nous buvons.

Boire est une nécessité physiologique : nous le savons. Mais regardez autour de vous. Voici les buveurs d’eau : ils boivent comme ils dorment, comme ils respirent ; ils boivent leur verre d’eau instinctivement, par obligation végétative, puisque la nature le demande, si ce n’est par esprit d’économie ou par crainte maladive des dangers de l’alcool. Voilà les buveurs d’autres boissons : les buveurs de bière méritent quelque indulgence, mais les autres…. Ici le snobisme règne en roi et en France les snobs ont toujours été considérés comme étant parfaitement ridicules. Tous ces buveurs font d’ailleurs montre d’un pessimisme notoire,
car ils boivent pour ne pas mourir de soif, pour ne pas s’intoxiquer,
pour ne pas endormir leurs réflexes, pour ne pas nuire à leur santé,
pour ne pas avoir à apprécier ce qui leur descend dans la gorge, pour ne pas avoir à réfléchir, etc…

Nous, buveurs de vin, par contre, nous savons pourquoi nous buvons et nos raisons pour le faire sont toutes positives.

Nous buvons d’abord parce que boire est un besoin naturel, bien sûr, mais aussi parce que nous y trouvons un vif plaisir, une satisfaction intense, toujours renouvelée de découvrir dans la gorgée que nous dégustons, en faisant appel à la réflexion, au jeu harmonieux de nos sens, des qualités merveilleuses que nous appelons le corps, le fruité, le bouquet, la sève, la charpente, etc…

Nous buvons notre vin pour calmer notre soif évidemment, ce qui veut bien dire pour réduire celle-ci, mais non la tuer, car la soif est l’une des plus belles fleurs de notre existence : elle exige soins, entretien, nourriture appropriée de façon qu’elle se développe avec grâce et ravisse son heureux propriétaire. Cela suppose naturellement que ce dernier ait été soumis préalablement à une éducation appropriée, qu’il ait appris comment on cultive sa soif, comment il faut procéder pour la maintenir toujours vivante, jeune et pimpante dans des limites aimables et rafraîchissantes.

Boire le bon vin devient ainsi une affaire de conviction, une question de foi, car en appréciant toujours avec plaisir les multiples qualités dont s’orne le jus de la treille, on comprend la valeur de ce produit inestimable que le Seigneur donna à Noé pour le guérir du désespoir de l’eau.

Il en découle pour chaque honnête buveur de vin un sentiment de fierté incommensurable dû au fait de posséder un trésor entretenu, affiné par les nombreuses générations qui l’ont précédé et qu’il sera heureux de transmettre à ses descendants ; un trésor qui élève l’esprit au-dessus des contingences végétatives et qui anime tous les sentiments généreux : la bonté, l’indulgence, etc..

Boire du vin devient ainsi une affaire de Tradition, une question de
Civilisation, c’est l’un des privilèges intangibles de l’Homme raisonnable pour lequel il faut savoir s’engager, car sa perte serait une catastrophe et les conséquences imprévisibles.

Chacun d’entre nous, chers Confrères, doit donc militer dans les rangs des aimables Buveurs de vin en vidant son ou ses verres journaliers, que ce soit par habitude ou, ce qui est mieux, par goût en sachant varier le plaisir et multiplier les impressions, mais qu’il le fasse surtout avec un sentiment de piété et de reconnaissance de posséder ce liquide merveilleux qui réjouit le cœur, élève l’esprit, inspire les bonnes actions et prépare la voie du Ciel.

Ainsi soit-il.

Extrait du Livre „les recettes de la table alsacienne“, 1969, Éditions LIBRAIRIE ISTRA .